Où est passée la grippe saisonnière ?

Alors que la grippe fait en moyenne 10 000 morts tous les ans, nous n’en avons quasiment pas entendu parler cette année. Dans un précédent billet, je m’interrogeais sur une éventuelle surévaluation du nombre de morts et de cas de coronavirus. Et si on avait classé coronavirus une majorité de personnes atteintes de la grippe ?  Cette question qui fâche va alimenter bien des débats. En réalité, nous sommes actuellement incapables de faire la différence entre les décès liés à la grippe ou au coronavirus cette année !

On aimerait bien savoir combien de personnes sont décédées de la grippe au total cet hiver ! Mais cette donnée est curieusement absente…  Selon Santé publique France (bulletin de surveillance de la grippe paru en mars 2020, semaine 9), 72 personnes étaient mortes de la grippe entre novembre 2019 et le début du mois de mars 2020. C’est peu car cela ne concerne que les cas en réanimation. Dans son dernier bulletin (semaine 11), ce chiffre monte à 88 décès, toujours issus des services de réanimation. Et toujours pas de bilan de mortalité de la grippe… Or l’agence signale qu’il s’agit de son ultime bulletin de surveillance de la grippe et qu’elle bascule désormais sur la surveillance spécifique du Covid-19…

Comme le souligne justement le journal Libération (article du 4 mars 2020), cette donnée de la mortalité liée à la grippe devrait être normalement présente, car c’est le cas des autres bulletins de suivi des saisons précédentes. Pourquoi cette année les données cumulées de la mortalité liées à la grippe ne sont-elles pas produites ? C’est d’autant plus troublant que l’agence devrait être à même de produire ces chiffres, comme elle le fait pour le coronavirus actuellement.

En réalité, comme vous allez le voir, c’est le même critère d’infection respiratoire aiguë (IRA) qui va servir de base pour déterminer l’ampleur de l’épidémie de grippe… comme du coronavirus. Déterminer la cause (virus de la grippe ou coronavirus), est-elle laissée à l’appréciation de Santé publique France ? A-t-on décidé de classer la majorité des IRA de cet hiver dans la case coronavirus ?

Ce sont des questions cruciales qui méritent un vrai débat. Mais elles sont pour l’instant ignorées par les médias mainstream, occupés à nous faire un décompte quotidien du nombre de morts en France attribuée à l’épidémie de coronavirus. Comme je l’explique dans mon livre La Société toxique, manuel de dépollution mentale, à propos de l’intox médiatique, c’est l’un des problèmes majeurs de nos médias : à l’ère de l’inf’Obésité, ils croulent sous la quantité d’infos et n’ont plus le temps de prendre le recul de l’analyse pour nous offrir un contenu de qualité…

Comment surveille-t-on la grippe habituellement ?

Dans ce bulletin du 4 mars 2020 concernant la grippe saisonnière, on peut lire “Depuis la semaine 40, pour environ 10 000 collectivités de personnes âgées recensées en France, 531 épisodes de cas groupés d’infection respiratoire aiguë (IRA) ont été signalés à Santé publique France”. Au-delà du fait que ce chiffre soit extraordinairement bas comparé aux années précédentes (voir le tableau ci-après), j’attire surtout votre attention sur le fait que l’infection respiratoire aiguë (IRA) est apparemment le même critère retenu pour déclarer un cas possible de grippe (voir aussi ce document). Comme vous le verrez plus bas, ce critère est le principal pour définir un cas probable de coronavirus…

Source : bulletin de surveillance de la grippe paru en mars 2020

Pourquoi Santé Publique France ne donne pas le nombre de décès par grippe ?

Interrogé par Libération, l’agence Santé Publique France nous explique, au 4 mars 2020, qu’elle ne peut pas fournir cette année des chiffres concernant la surmortalité liée à la grippe en l’absence de surmortalité générale de la population.  Oui, vous avez bien lu, au 4 mars 2020, il n’y avait pas de surmortalité générale de la population selon l’agence. “S’il y avait bien une surmortalité lors de la saison 2018-2019, il n’y en a pas cet hiver à ce stade”, explique-t-elle à Libération. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de décès à cause de la grippe (ni qu’il y en a eu seulement 72). Simplement qu’en l’état, la méthode de calcul de Santé publique France ne permet pas de calculer cette valeur pour l’ensemble du pays – puisque ce « modèle de mortalité attribuable à la grippe est appliqué lorsqu’un excès de mortalité est constaté ». Elle répète le même argument dans le dernier bulletin de surveillance paru le 18 mars.

Pas de surmortalité cette année ?

Et les 20 000 morts du coronavirus ? Les chiffres de la mortalité hivernale (que j’ai détaillé dans un autre billet) montrent bien un phénomène de surmortalité classique au cours de l’hiver (même si cette surmortalité n’est pour l’instant pas « exceptionnelle »).

Source : Insee

Je vous conseille aussi la lecture d’un ancien article du Figaro-Magazine qui montre ce seuil à partir duquel Santé publique France peut déterminer une surmortalité et donc arriver à déterminer le nombre de décès par la grippe.

On voit bien sur ce schéma que le seuil à partir duquel l’excès est significatif (ligne noire) est relativement bas. On ne comprend pas pourquoi cette année, l’agence Santé publique France ne décèle pas de surmortalité alors qu’il y a tout de même un pic de mortalité hivernale.

Tout le travail de statistique épidémiologique de Santé Publique France est d’arriver à définir un nombre de décès lié à la grippe, sans se fier aux seuls certificats de décès, qui mentionnent bien souvent une pathologie pré-existante :

« Chez les personnes âgées touchées par la grippe, l’essentiel des décès survient avec retard par rapport à l’infection grippale, soit parce que des bactéries profitent de la faiblesse du patient pour le surinfecter, soit à la suite des décompensations liées à un état général précaire. Dans ce cas, la grippe n’est souvent pas mentionnée sur le certificat de décès », expliquait ainsi Daniel Lévy-Bruhl, épidémiologiste à Santé Publique France, au journal Le Figaro dans cet article du 8 mars 2017.

Mais cette année, une fois n’est pas coutume, Santé publique France n’arrive pas à produire ce chiffre…

Beaucoup moins de consultations et d’hospitalisations liées à la grippe

L’agence Santé publique France produit bien, en revanche, les données Sentinelles concernant le nombre de consultations pour syndrome grippal cette année. Elles sont nettement inférieures à celles de l’an dernier.

Source : bulletin de surveillance de la grippe paru en mars 2020

De même à l’hôpital. Il y a beaucoup moins de cas d’hospitalisation attribués à la grippe.

Source : bulletin de surveillance de la grippe paru en mars 2020

Du côté des tests pratiqués en médecine de ville, sur 2 099 prélèvements analysés, 1 003 étaient positifs pour la grippe (48%). En milieu hospitalier, sur les 102 356 prélèvements analysés, 12 871 (12,6%) virus grippaux ont été détectés. Concrètement, cela veut dire que les cas attribués à la grippe ne sont pas forcément des personnes qui avaient le virus de la grippe. Elles pourraient aussi bien être porteuses d’un autre virus ou d’une infection bactérienne.

Comment surveille-t-on le coronavirus aujourd’hui?

Voici ce que nous explique le dossier pédagogique dédié au covid-19 de l’agence Santé Publique France.  « En ville : on surveille les consultations pour infections respiratoires aiguës (IRA) issues du réseau Sentinelles et le nombre quotidien et hebdomadaire de patients consultant SOS-Médecins pour suspicion de COVID-19 par le biais des visites à domicile et dans les centres de consultations. Dans les collectivités de personnes âgées, les cas d’infections respiratoires aiguës (IRA) suspectés d’être liés au COVID-19 sont signalés aux Agences Régionales de Santé (ARS). A l’hôpital, on comptabilise les passages aux urgences hospitalières pour suspicion de COVID-19, les hospitalisations liées au COVID-19, les cas graves hospitalisés en réanimation ». L’agence explique aussi qu’elle s’appuie sur la mortalité générale et la surveillance des infections respiratoires aiguës (IRA) en population générale, que les patients consultent un médecin ou non.

À la lecture de ce document, on s’aperçoit que c’est l’infection respiratoire aiguë qui permet de suspecter un cas de coronavirus (comme pour la grippe). Mais pour en déterminer une plus juste proportion, l’agence explique qu’elle se base aussi sur des échantillons de prélèvements : 

Aujourd’hui, le Réseau Sentinelles et Santé publique France appliquent la même méthode statistique que celle utilisée pour estimer le nombre de patients de la grippe vus en consultation de médecine de ville. La méthode statistique intègre deux types de données : le nombre de cas possibles de COVID-19 diagnostiqués par consultation ou téléconsultation et la proportion des cas positifs COVID-19 dans l’échantillon prélevé. Comme dans toute méthode d’échantillonnage, cette extrapolation donne un résultat qui comporte une marge d’incertitude”.

A cette première incertitude s’ajoute celle qui plane sur un bon nombre de cas rapportés en dehors du réseau de la médecine de ville.  Ainsi, les épisodes signalés par les établissements d’hébergement de personnes âgées dépendantes (Ehpad) sont définis par la survenue d’au moins 1 cas possible de COVID-19 parmi les résidents ou les professionnels de santé. Plus besoin de « cas groupés » comme avec la grippe, et pas besoin de tests (donc de cas confirmés). Une infection respiratoire aiguë suffit. Les données de SOS médecins ne sont sans doute pas plus fiables : « les données transmises permettent d’estimer le nombre quotidien et hebdomadaire de patients consultant pour une IRA et donc pour suspicion de COVID-19 ».  

Grippe ou coronavirus  : un effet de vases communicants ?

À mon avis, les petites mains qui compilent les chiffres pour les organismes statistiques doivent bien, à un moment, choisir entre deux cases : grippe ou coronavirus ! Apparemment, la case grippe n’a pas la cote cette année… Notamment dans les données des EHPAD, qui payent d’habitude un lourd tribut aux affections saisonnières comme la grippe.

La conclusion, c’est que nous aurons bien du mal à avoir des chiffres clairs pour faire le tri entre les cas de grippe ou de coronavirus.  Seule la mortalité globale permettra de savoir si nous avons vraiment vécu un épisode épidémique justifiant le confinement.

S’il n’y a « pas d’excès de mortalité globale », comme Santé publique France le dit à Libération, comment peut-elle caractériser une autre épidémie voire une pandémie de coronavirus en l’absence de cette donnée essentielle ? Il est bien curieux que l’agence n’arrive pas à produire les chiffres de la mortalité par la grippe alors qu’elle parvient parfaitement à le faire pour le coronavirus. Utilise-t-elle vraiment la même méthode statistique ou bien a-elle déshabillé Paul pour habiller Pierre ?

Laissons encore quelques semaines à l’agence pour essayer de nous fournir un chiffre de décès attribués à la grippe. Mais il y a fort à parier qu’ils seront très en-deçà des niveaux habituels…

Cet article est paru dans le réseau Pure Santé, du groupe Santé Nature Innovation. Pour suivre mes prochains articles, vous pouvez rejoindre le réseau.

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Un commentaire sur “Où est passée la grippe saisonnière ?”

  1. Excellent article. En y corrélant des données comme celles de l’Insee ici sur lesquelles j’ai moi aussi travaillé: https://www.insee.fr/fr/information/4470857?fbclid=IwAR2kbK7mS-ELM0Uw-w1n2T4lHM08ZRiI_yZYyHvWQKN0uMsi615RrG5MAtg

    …on arrive très vite à la conclusion qu’on nage en plein délire irrationnel.

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