Dans « Mon corps ne vous appartient pas », publié en janvier 2018 aux éditions Albin Michel, Marianne Durano livre un essai polémique, puissant et habile qui fait voler en éclat le paradigme scientifique et médical sur le corps féminin. Je vous conseille vivement de vous procurer cet ouvrage remarquable ! Les femmes ont certes gagné leur indépendance, sociale et professionnelle, obtenu la pilule, le droit à l’avortement, la procréation médicalement assistée (PMA), mais ces progrès cachent une atteinte à la liberté de choix et une nouvelle mise sous tutelle des femmes. Marianne Durano nous met en garde contre cette insidieuse dictature de la médecine et de la technique.
Propos recueillis par Pryska Ducœurjoly pour Néo Santé, n°76.
Normalienne et agrégée de philosophie, Marianne Durano est professeur en lycée public et mère de deux enfants. Elle travaille également pour la revue d’écologie intégrale Limite.
PHOTO Astrid di Crollalanza
Dans votre ouvrage, vous taclez la mise sous pilule précoce des jeunes femmes, qui doivent en outre subir un « contrôle technique » lors de la première visite chez le gynécologue : « Le scabreux rituel a en réalité pour but de prescrire à nos jeunes filles l’inévitable contraception chimique qui leur permettra d’être disponible sans risque et sans restriction au désir de leur partenaire »… Cela a été votre cas ?
Marianne Durano. Comme beaucoup de filles, j’ai été mise sous pilule dès mon adolescence. Pour certaines, cela commence bien avant le premier rapport sexuel. Dans mon cas, la contraception hormonale a débuté après la première relation. « Quoi, tu ne prends pas la pilule ? », s’est étonné mon premier petit copain de l’époque. Bonjour le romantisme ! J’ai cédé à cette énorme pression comme beaucoup d’autres. Pression de la société entière, qui nous inonde de tracts, d’affiches, de clips publicitaires, de séances de prévention en classe, tous les ans depuis la sixième, pression des camarades féminines, pression des potentiels petits amis, pression des mères aussi parfois. Je constate que l’examen gynécologique fait office de certificat d’assurance que tout partenaire est en droit d’exiger de l’objet de son désir. Avant d’autoriser une jeune fille à faire son entrée dans le monde de la sexualité, il faut vérifier qu’elle soit saine et sans danger. L’intimité de la jeune fille, qui doit poser les jambes écartées, est manipulée par un médecin avant même d’avoir été apprivoisée par elle-même ou caressée par un homme. On parle peu de l’angoisse que suscite chez bien des jeunes filles ce premier examen, vécu comme une obligation, et trop souvent encore comme un traumatisme. Touchés vaginaux effectués sans nécessité, remarques indiscrètes voire désobligeantes, gestes parfois intrusifs : telles sont les étapes rituelles de l’entrée dans la vie sexuelle. Il est interdit d’en dénoncer la violence, d’en remettre en cause la nécessité, sous peine d’être accusé de critiquer la médecine ou la pilule, cette panacée de la libération féminine. Mais aujourd’hui, la parole est en train de se libérer.
Comment avez-vous vécu votre expérience de la contraception hormonale ?
Pendant que j’étais sous pilule, rien de particulier. C’est en arrêtant la contraception que j’ai découvert que j’avais un corps ! Outre la perte de poids qui s’en est suivi, j’ai découvert en moi des émotions plus fortes qu’avant, une grande sensibilité qui varie au fil du cycle. La redécouverte du cycle féminin a représenté une énorme prise de conscience de ma féminité. Cependant, j’ai mis beaucoup de temps à retrouver mes marques. À l’arrêt de la pilule, certains effets secondaires ont mis beaucoup de temps à s’estomper et il m’a fallu des années pour faire le lien avec cette contraception. C’est finalement grâce à l’aide d’une conseillère Billings (méthode naturelle) que j’ai pu comprendre que je n’avais pas à me culpabiliser à propos de mes problèmes de sécheresse vaginale, mon corps mettait simplement du temps à récupérer. Que n’ai-je entendu de la part des médecins que j’ai consultés ! Tous ces effets secondaires étaient soi-disant dans ma tête, on m’a même suggéré d’examiner la piste du viol refoulé… Si viol il y a eu, il s’agit d’un viol chimique qui a duré plusieurs années, une intervention brutale qui a bouleversé les équilibres naturels, ma fécondité, et pour finir ma vie sexuelle elle-même.
Vous écrivez : « La fécondité féminine occupe le devant de la scène du moment qu’elle est maîtrisable : contraception, avortement et PMA (procréation médicalement assistée) sont la Sainte-Trinité d’un féminisme technolâtre ». Selon vous, le féminisme a dérivé dans une adoration de la technique médicale ?
Dans les années 60, j’aurais sans doute manifesté avec tout le monde en faveur de la loi Neuwirth. Le propos du livre n’est pas de remettre en question l’autorisation de mise sur le marché de la contraception hormonale ! Mais aujourd’hui, la technologie fait système et envahit nos existences. Les femmes sont en permanence obligées de se positionner pour ou contre, afin de sauvegarder leur intégrité physique. Donc oui, cela devient une dérive problématique ! Historiquement, en France, les militantes féministes se sont fédérées autour de la défense de la pilule, un étendard. Mais il faut rappeler que le féminisme, au moins aux États-Unis et même au sein du Mouvement de libération des femmes (MLF), a prôné aussi en son temps la réappropriation du corps et l’autonomie de la femmes (notamment avec le courant « self-help »). Malheureusement, cette dimension n’a pas triomphé médiatiquement ou politiquement. Résultat, l’émancipation que l’on nous promet depuis 40 ans passe exclusivement par une gestion technique du corps féminin. Apporter aux risques inhérents à toute relation amoureuse une réponse technique et commerciale dispense évidemment d’une réflexion sur ce que doit être l’amour pour n’être ni dangereux ni aliénant. Or il importe de voir que les techniques de contraception artificielle, loin d’être neutres, impliquent une vision de la relation sexuelle, du couple, du corps féminin et de la procréation absolument inédite. À une emprise sociale sur le corps féminin succède une emprise technique, d’autant plus insidieuse qu’elle prend les couleurs de l’émancipation. Les jeunes filles sont perdantes sur tous les tableaux : soumise à des examens invasifs, à une prévention culpabilisante, à des contraceptions qui modifient leurs cycles hormonaux, à un désir masculin qui fait fi de leur propre rythme et auquel elles peuvent difficilement se soustraire, elles ne sont pas pour autant délivrées du traumatisme de l’IVG, raison pour laquelle on leur inflige pourtant ce traitement.
Quelle pourrait donc être la véritable émancipation de la femme aujourd’hui ?
Le fait que nous ne voyons même plus d’alternative possible montre que nous sommes véritablement face à une « aliénation ». Dans un système aliénant, l’individu n’a pas conscience qu’il ne s’appartient plus. Il ne voit tout simplement pas qu’il est aliéné. C’est bien différent d’une « domination », dans laquelle le sujet voit bien qu’il est opprimé et sait vers quelle alternative il doit aller pour se libérer. Dans le système actuel, la femme est à la fois victime et complice, c’est le principe de l’aliénation qui permet d’intégrer l’oppression comme la normalité.
Pour moi, je ne conçois pas une véritable émancipation si elle n’est pas d’abord fondée sur une connaissance. Connais-toi toi-même, cet adage est vieux comme le monde. Or la pilule ne peut être émancipatrice car elle se fonde sur une ignorance du fonctionnement du cycle féminin et de la contraception hormonale. Le plus urgent serait de restaurer chez les hommes et les femmes cette connaissance de la fertilité féminine, plutôt que de promouvoir la mise sous pilule systématique. Certes les femmes doivent être libres de leur choix, mais ce choix doit être complet. Or quand on voit actuellement à quel point les meilleures méthodes de contraception naturelle sont dénigrées, alors qu’elles sont fiables, ce choix n’existe plus. Il n’y a pas d’alternative pour les femmes, du moins c’est ce qu’on veut leur faire croire…
Une autre condition à l’émancipation est l’estime et le respect de soi. Dans mon parcours de sortie de la contraception hormonale, j’ai appris à aimer et à respecter mon corps. Cela m’a permis d’acquérir une réelle autonomie. Aujourd’hui je ne dépends de personne pour gérer ma fertilité. Les laboratoires peuvent s’effondrer, je n’ai pas besoin d’eux !
Enfin, il faudrait avoir le courage de dire non aux gestes techniques et invasifs qu’on prétend nous imposer au nom de notre santé. Lors de ma deuxième grossesse, j’ai réussi à refuser certains tests qui n’ont aucun sens. J’ai accouché, à l’hôpital, mais j’ai refusé la péridurale, et j’ai insisté pour obtenir l’aide d’une sage-femme. Beaucoup de sages-femmes aimeraient exercer leur métier dans le respect des femmes et de leur corps, mais le système les en empêche. Le plus beau, à la fin de mon accouchement, ce fut les remerciements de la sage-femme et sa joie d’avoir pu prodiguer cet accompagnement.
Dans votre ouvrage, vous dites « la grossesse est un ovni ». Pourquoi ?
J’emploie cette expression à propos du regard des autres alors que je vis ma première grossesse, à 23 ans, et que je circule dans les couloirs de la bibliothèque universitaire. Dans ces regards, je peux lire de la gêne comme si je ne rentre pas dans les cases : comment cela, une intellectuelle enceinte, si jeune ? C’est qu’elle a raté quelque chose, elle s’est sans doute loupé dans sa contraception, elle va flinguer sa carrière, la pauvre… Je suis alors un « objet vivant non identifié » faisant irruption dans la sphère publique alors qu’il ne devrait pas. Objet, parce que le corps a depuis longtemps été dissocié de l’esprit, qu’il n’est plus qu’un amas de cellules que l’on peut manipuler, contrôler. À partir de ce moment-là, je réalise que ce corps sexué, dont je ne peux pas cacher la fécondité, n’a pas sa place dans la sphère de l’esprit, que la femme doit disparaître en tant que femme quand elle a des prétentions intellectuelles.
Du côté des études sur le genre, les fameuses gender studies, la femme enceinte est la grande absente. Dans mon livre, je cite un ouvrage de référence d’études de genre : pas une seule fois le mot grossesse n’apparaît ! Or, s’il est certain qu’il existe des constructions sociales déterminantes pour les hommes et les femmes, la grossesse reste un irréductible, une différence fondamentale. Selon moi, nier cette différence est une nouvelle violence, c’est dire aux femmes qu’elles n’existent pas. Le corps étant réduit à une simple mécanique, totalement séparé de l’esprit. Le grand oublié c’est bien le sujet en tant que corps et esprit indissociablement lié. Dans les gender studies, le corps féminin, vécu à la première personne, disparaît. Le corps maternel reste un « impensé », la zone d’ombre de nos théories de l’émancipation. Les femmes sont les premières victimes de cette ignorance.
Selon vous, « ce n’est pas un hasard si le contrôle technique du corps féminin coïncide avec le déni de la différence des sexes ». Pouvez-vous expliquer cette affirmation ?
Nous nous sommes données les moyens de mettre sous contrôle le corps féminin, ensuite il est aisé de dire qu’il n’y a pas de différence avec les hommes. En effet, la contraception chimique évacue la féminité cyclique pour aligner l’expérience du corps féminin sur le fonctionnement du corps masculin, qui est constant. De même, l’horloge biologique de la femme peut aussi être niée par le progrès technique de la procréation médicalement assistée. Cela permet d’évacuer le désir de grossesse. On lui dit qu’elle a bien le temps, qu’elle ne doit pas être soumise à ce déterminisme biologique, qu’elle dispose maintenant de tout un arsenal technique lui permettant de faire des enfants tout âge, comme les hommes. Cela arrange bien la société phallocratique et ses impératifs de productivité. Finalement, la femme est victime d’un modèle universel masculin : ce sont toujours les hommes qui ont pensé les discours sur le féminin : une femme normalement constituée est un homme comme les autres ! La disparition de la différence entre sexe masculin et féminin à laquelle on assiste aujourd’hui à travers les gender studies traduit une pensée « phallocentrée » qui permet d’adapter les femmes au système de pensée dominant.
Vous parlez de phallocratie et non de patriarcat. Quel est la différence ?
Ce que j’exprime par là, c’est le pouvoir du phallus compris comme symbole de puissance masculine, de désir de conquête, de maîtrise ou de domination. C’est aussi la réduction du corps masculin à l’acte sexuel. L’homme–coït, l’irresponsable, le macho qui recherche le plaisir immédiat et ne pense pas à sa propre fécondité ou paternité. Dans le système phallocrate, l’homme est aussi victime que complice, il ne perçoit pas non plus cette aliénation envers cette représentation de l’homme particulièrement dévalorisante. Qu’il doit être difficile pour un homme d’être réduit à cette vision d’un être immature ! Un homme qui ne contrôle pas ses pulsions, pas plus que sa fécondité, fécondité qui dépend aussi maintenant d’un dispositif médical, un cachet que veut ou ne veut pas prendre sa partenaire. Cela doit être très inconfortable. Nous avons beaucoup entendu les femmes, et j’aimerais vraiment que les hommes prennent la parole ! Ils subissent eux aussi une forme de violence, peut-être moins intime que la femme mais néanmoins réelle.
Quelle est la suite logique de cette emprise technique sur le corps féminin ?
L’utérus artificiel est l’étape finale du processus, sous couvert d’égalité des sexes. Henri Atlan, dans L’utérus artificiel, affirme : « L’utérus artificiel achèvera la libération sociale des femmes en les rendant égales aux hommes devant les contraintes physiologiques inhérentes à la procréation. Alors, la révolution commencée de façon apparemment anodine avec la pilule et la machine à laver sera achevée avec l’ectogénèse ». Pour lui, la grossesse n’est qu’un « problème de tuyauterie très compliquée », la femme est en quelque sorte une grosse chaudière que l’on peut remplacer par une technique perfectionnée. Ce processus est la solution idéale aux problèmes d’infertilité qui émergent actuellement à cause des perturbateurs endocriniens, aussi bien chez les hommes que chez les femmes. On oublie aussi que les problèmes d’infertilité ont parfois une cause psychologique sur laquelle il serait fondamental de se pencher. Le paradoxe dans tout cela, c’est que la contraception hormonale ou les techniques de procréation médicalement assistée, utilisent aussi des perturbateurs endocriniens, les hormones de synthèse. On soigne la maladie avec le poison qui la cause et personne ne voit pas le problème. On crée des dommages tout à fait irréversibles dans l’écosystème corporel, comme le font les pesticides et autres perturbateurs endocriniens dans l’environnement. Dans cette logique, on assiste au rachat de Monsanto, leader dans le domaine des pesticides, par Bayer, leader dans le domaine des contraceptions hormonales. Là encore, personne ne réagit.
Finalement, c’est pour une réhabilitation du corps féminin que vous plaidez, face aux tentatives de mise sous contrôle qui ne datent pas d’hier…
Dès le départ de la pensée antique, avec Socrate et Platon, le corps féminin a toujours été sous-considéré. Selon une opposition classique, la matière est vulgairement façonnée par le corps de la femme, de manière passive, alors que l’esprit est noblement et activement « engendré » par le philosophe. Ce dualisme corps/esprit a servi de fondement à l’éviction systématique du corps féminin hors du discours philosophique. Les représentations contemporaines, qui divisent la femme entre un corps supposé aliénant et un esprit prétendument libéré, reste tributaire de ce système conceptuel phallocentré. Aristote, par exemple, nie l’activité de la mère durant la grossesse, identifiant ce processus à une simple « coction », l’utérus cuisant le fœtus comme un four à pain ! Mais toute mère sait que donner la vie n’est pas pure passivité qui laisse l’esprit indemne, comme si la vérité était une abstraction étrangère à la vie ! Donner la vie est aussi une nouvelle naissance, un engendrement de soi en soi qui confronte brutalement la femme à la vérité de sa condition mortelle, à la réalité de son corps, du corps d’autrui, et aux lourdes responsabilités qui désormais lui pèsent. Si l’on définit la vérité comme l’adéquation de l’esprit au réel, du vécu à la vie, alors l’accouchement est l’épreuve de vérité par excellence !
La définition de la grossesse comme une simple coction est actualisée par les promoteurs de la GPA (gestation pour autrui). Externaliser la grossesse, la considérer comme un service qu’on peut déléguer à une autre, voire à une machine : c’est la même logique à l’œuvre aujourd’hui pour la GPA, demain pour l’ectogénèse. Qu’est-ce qu’un utérus artificiel en effet sinon un incubateur, une sorte de four où le fœtus, au chaud, peut poursuivre sa croissance en toute indépendance ? Atlan lui-même le suggère lorsqu’il compare les femmes qui désireront continuer à engendrer « naturellement » à ceux « qui décident, par exemple, de faire leur pain eux-mêmes ». Une lubie d’écolos !
De l’émancipation promise par la philosophie à l’émancipation promise par la technique, on retrouve cette vieille ambition de concurrencer le ventre des femmes. Bref, de l’engendrement philosophique à l’utérus artificiel, des androgynes de Platon au « cyborgs » asexués dont rêvent les apôtres du transhumanisme, l’écart est mince, à peine un cheveux, un cheveux de femme bien sûr.
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